LE RIEN-A-FAIRE
Personne n’a jamais pu obliger le rien-à-faire à rien faire, qu’on y vienne donc. Il n’écoute pas à droite, il n’écoute pas à gauche, peut-être n’entend-il pas du tout ? Il comprend parfaitement ce qu’on lui veut, mais avant même de l’avoir compris, il secoue la tête et hausse les épaules. Ce qui lui tient lieu d’échine, c’est un « non » résolu, plus solide que de l’os.
Le rien-à-faire crache, des ordres partent en tous sens en bourdonnant, et bien qu’on les évite comme la peste, il vous en reste toujours quelque chose. Il a pour cela un mouchoir spécial, et, avant qu’il ne soit plein de crachats, il le brûle.
Le rien-à-faire ne va à aucun guichet. Ces visages engrillagés lui donnent la nausée, pas moyen de les distinguer. Il préfère encore s’adresser tout de suite à des distributeurs automatiques, il y prend ce dont il a besoin et cela lui épargne la nausée. En plus, ils ne l’engueulent pas et il n’est pas obligé de supplier et de jurer ses grands dieux. Il insère sa pièce de monnaie quand ça lui chante, presse sur le bouton, reçoit ce qu’il veut, et, ce qu’il ne veut pas, il fait semblant de ne pas le voir.
Le rien-à-faire a horreur des vêtements qui se boutonnent, il s’habille plutôt débraillé et ne porte pas de caleçon. Les cravates sont pour lui une invention diabolique, tout juste bonne pour qui veut s’étrangler. « Je n’ai pas l’intention de me pendre », dit-il quand il voit une ceinture, et il s’étonne de l’inconscience de celui qui la porte.
Le rien-à-faire se déplace par sauts comme un cavalier sur un échiquier, et il n’a pas d’adresse. Il oublie où il est, pour ne pas pouvoir le dire. Si on l’arrête pour lui demander une rue, il dit : « Je ne suis pas d’ici… » Le plus fort, c’est qu’il n’y a pas que là, le plus fort, c’est qu’ailleurs non plus, il n’est pas « d’ici ». Il lui est arrivé de quitter une maison et de ne pas savoir qu’il y avait passé la nuit. Un saut de cavalier suffit et il est hors jeu. Tout porte un autre nom et une autre apparence, au lieu de se cacher, il s’évade en sautant.
Le rien-à-faire ne parle que lorsque c’est absolument indispensable. Les paroles exercent une pression, celles des autres comme les vôtres. Dans quel état on est après une conversation, quand on se retrouve seul et que toutes les paroles dites vous reviennent ! Il y en a parmi elles qui se répètent avec une obstination mauvaise, diabolique, alors que d’autres s’estompent peu à peu puis disparaissent tout à fait. On n’échappe à cette gêne que délibérément : on ne dit tout simplement pas les paroles, on les laisse dormir.
Le rien-à-faire s’est enfin débarrassé de son nom et ne se fait plus appeler d’aucun nom. Sur son échiquier, il se déplace à sauts rusés et légers et personne ne peut plus l’appeler.